Je fais de la peinture et..

Publié le par joellegonthier.over-blog.com

 

..la peinture me fait

 

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Pas de pièces détachées ni de morceaux choisis

  La peinture peut-elle exister sans exposition ou plutôt est-il possible de dire que l’on fait réellement de la peinture si aucune exposition ne scande ce travail afin d’en éprouver la résistance ? Je ne souhaitais pas exposer de pièces détachées, de tableaux qui tiendraient du fragment ou du morceau choisi. L’idée que la peinture, pour en être, nécessite un socle était trop forte. Un socle comme en sculpture, un socle qui détache du sol pour faire advenir un plan d’émergence, une plage de lisibilité d’un propos qui puiserait sa singularité dans des moyens communs. Peindre, si c’est un geste, n’est pas grand chose : c’est apposer de la peinture sur un support avec une intentionnalité variable selon les circonstances et les lieux, et avec une adresse toute aussi changeante selon les aptitudes de celui qui l’accomplit. Destiné à soi-même et parfois répété à l’envi, ce geste est exécuté pour couvrir d’une mince pellicule colorée ou teinter dans la masse ce que l’on choisit de changer d’état ou de dissimuler avec maladresse. Peindre, quand c’est un acte qui engage une vie, est tout autre : c’est une démarche, une élaboration qui débute avant même la confirmation apportée par l’amorce d’une quelconque réalisation picturale et que chaque nouvelle création est susceptible d’ébranler. Adosser une pratique de l’art à sa vie ou refuser de concevoir sa vie hors de l’art, demande du temps et de l’énergie. Cette savante construction impose ses rythmes, ses respirations, son souffle, ses pauses. « Avoir la prétention de faire de la peinture » serait sans doute l’expression la plus proche du sentiment - plus ou moins confus - de s’engager sur les traces de peintres qui ont éveillé en soi le désir de le faire. Alors le modèle ne peut être médiocre et la filiation honteuse. C’est dire si le moment où l’on détermine ce qui est digne d’être montré, peut être indéfiniment différé. Ainsi, trop penser la peinture éloigne de la peinture, mais ne pas la penser conduit souvent à ne pas la discerner, même lorsqu’elle se déploie grâce à nous. En réalité, peindre est un acte, non un simple geste, c’est pourquoi la répétition concertée de la même trace et du même mouvement détache du quotidien pour aborder les rivages d’une pensée exigeante qui n’a d’yeux que par la peinture.

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Dans ce lit

  La peinture n’est plus à faire pour décorer le monde. Je crée des rouleaux de papiers peints dont les dimensions excèdent une pièce, quand les lés vendus en magasin l’habilleraient en respectant ses proportions, ainsi que l’envergure humaine qui s’y reprendrait bien à deux fois pour tendre, sans faux plis, cette peau, sur ses murs. Je tente de la sorte d’atteindre la peinture au plus près de ce qu’elle est, en utilisant ce qu’elle n’est pas. La négation fonde la création, ici, sans doute, comme ailleurs. 

  Puisque je peins, suis-je peintre ? Non. Je fais de la peinture et la peinture me fait, mais je fais aussi autre chose qui relève de l’art. La peinture tient sa force, et son sens, de l’art et de son histoire, mais surtout de l’humain qui les a, l’un et l’autre, inventés. Se confronter à la peinture est emprunter une voie abrupte qui ne tire sa gloire ni de l’inédit ni de l’avancée technologique. La main y est toujours active, maculée, et la pensée présente. C’est d’ailleurs presque à main nue que celui qui peint dialogue avec ceux qui ont peint avant lui et qui, d’une certaine façon, l’ont fait « pour » lui afin d’ouvrir un espace et de le maintenir en perpétuelle expansion, en donnant l’illusion de l’avoir clôt sur lui-même. Le tableau est un leurre : un objet accommodant la peinture à l’économie domestique, un meuble dissimulant un coffre-fort. 

  Peindre est un choix, une décision qui implique d’avoir évalué, ou tout au moins estimé, la pertinence d’une pratique en regard d’un enjeu : l’art. La peinture aide à penser l’art et à en proposer une définition, comme à entrevoir ce qu’il pourrait être. Pour autant, elle ne se confond pas avec un moyen ou un outil semblable au bâton qui aide à atteindre ce qui demeure hors de portée. C’est une manière de vivre l’art et de faire exister. Dans ce lit, tant de fois visité, comment prétendre avoir sa place ? Il s’agit de trouver un passage, quelque chose qui n’ajoute pas de la peinture à la peinture, pas un mètre par ci ou un mètre par là comme je m’y emploie. À moins que ce jeu de métrage qui parle de la toile sans jamais la montrer, ne se transforme en stratagème, en piège, en cheval de Troie afin de parvenir en un point propice à appréhender la peinture, sous un jour aussi particulier que celui qui fait regarder un objet familier avec la sensation de le voir pour la première fois. 

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La dissémination, l’intervalle et plus encore

  L’art est un territoire aux frontières infiniment complexes. J’y ai tracé des chemins en tous sens pour mieux le connaître. Je me suis postée sur des versants que d’autres prétendaient opposés et inconciliables. La recherche, l’enseignement et la médiation qui mettent au contact de nos semblables paraissaient ainsi éloigner de la création, quand, de manière paradoxale, la désuétude relative de l’atelier et l’isolement qu’il impose, passaient pour en faciliter l’approche. 

  Dans cette quête, l’exposition représente un temps convenu au sein d’une élaboration raisonnée et délibérée d’une œuvre impalpable pour d’autres, mais bien tangible pour moi. L’étude de l’art instruit cette démarche qui invente ses formes. Dès lors peindre, photographier, dessiner, écrire, réaliser des performances, concevoir des dossiers en ligne, s’entretenir avec des artistes, enseigner… ne constituent ni les symptômes de la dispersion d’une personne ni les jalons d’une course éperdue et vaine. Ils s’emboîtent dans une stratégie visant la connaissance et la dissémination de l’art. L’exposition n’est en conséquence qu’une modalité parmi d’autres, bien qu’elle compose l’interface la plus commune et la plus visible entre la création et la réception de l’art. 

  Laisser agir en moi l’effet résultant de la combinaison de relations à l’art issues de protocoles très variés, me voir en sujet d’expériences en sachant que tout ce qui est vécu est irréversible et devenir un instrument destiné à faire – autant qu’il se peut - exister quelque chose de l’art là où je me trouve est un défi que je me suis lancée très jeune, quand d’autres rêvent de capter la lumière, de rendre la transparence ou de s’intéresser à des aspects moins formels pour questionner, par exemple, les relations de l’art à la société. Ma pratique de l’art est ainsi en premier lieu un pari sur la vie : il s’agit de vivre assez longtemps et avec une intensité suffisante pour développer en parallèle ou ensemble différentes approches de l’art. Sur ces conditions indispensables à mon projet, je n’ai aucune prise ou d’infimes, cependant j’ai choisi de concevoir l’art dans une version en prise avec la vie, en amenuisant l’intervalle qui sépare l’un de l’autre. C’est un pari fou, désespéré, mais creuser en son coin au plus profond possible serait-il plus raisonnable ? Au terme d’une vie, ne risquerions-nous pas de nous apercevoir que c’était juste à côté et en surface que tout se passait ? La prise de risque donne à l’art sa saveur et les choix de l’artiste demeurent incompris aussi longtemps que l’œuvre n’apparaît pas à d’autres regards que le sien. Il se peut même que l’art soit un « non objet » se dérobant à la question « Qu’est-ce que c’est ? » et que toute tentative de l’astreindre à un état confondu avec une forme soit, à terme, vouée à l’obsolescence.

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Donner corps

  L’étoilement de ma démarche résulte, en partie, de cette disposition à toujours considérer que les choses pourraient être autres que ce pour quoi elles sont données. L’impatience à les changer me gagne et la curiosité fait le reste. Les idées se détachent ainsi comme si elles n’avaient à aucun moment demandé d’élaboration particulière. 

  J’ai pourtant travaillé longtemps pour en arriver là. Enfant, je disposais d’un terrain de jeu inouï. Mon jardin était coupé en deux par une voie ferrée et des wagons de marchandise en bois, à lourdes portes coulissantes, au toit bombé et à petite plateforme à l’avant pourvue d’une manivelle, y stationnaient régulièrement. Nous les découvrions au matin en ouvrant les volets. Pour aller d’une parcelle à l’autre, il fallait grimper dessus ou se glisser dessous entre les essieux et les rails en éprouvant la planéité des traverses et le relief anguleux du ballast. Il n’y avait ainsi aucun autre choix que d’intégrer au « train-train » quotidien ces imposants objets porteurs d’histoires : conquête de l’ouest ou déportation vers l’est. En hiver, la Garonne voisine transformait les terrains en marécages et seule la voie ferrée émergeait. L’ancienne ferme divisée en appartements que nous habitions restait reliée au quai par une mince bande caillouteuse criblée de flaques. J’y voyais alors la configuration d’une île, quand d’autres y lisaient notre condition sociale d’ouvriers et notre relatif dénuement. La glace qui prenait parfois, improvisait pour nous de vastes patinoires dont les craquements annonçaient la fin. Au printemps, je devinais dans les fossés aux effluves de vase noire et luisante, l’aubaine de cabanes à bâtir par la grâce d’un toit jeté entre leurs berges. Je passais une partie des beaux jours dans les arbres - pommier et acacia - à rêver de voyages sur un mât de misaine ou à courir sur les rails en faisant voler des cerfs-volants que j’avais fabriqués à l’aide de bambous taillés, de papier journal et de ficelle. C’est dire si j’allais loin et s’ils s’élevaient haut dans ce ciel de l’enfance. Une autre épreuve m’attendait quand je traversais la passerelle de chemin de fer pour aller de la Bastide à la gare Saint-Jean sur les épaules de mon père. J’étais alors saisie par le vertige, à l’aplomb de l’eau, fascinée par les remous du fleuve. J’avais tout pour devenir artiste. Tout, jusqu’à un amandier qui fleurissait si fort qu’il semblait éclater. Puis un jour nous avons déménagé. L’appartement était petit, situé sous les toits d’un hangar à camions, sans aucune fenêtre. Il n’y avait qu’un puits de jour dans le « salon/salle à manger/cuisine », un vasistas dans ma chambre et un autre dans la salle de bain. Une nouvelle fois et durant cinq années, les conditions étaient réunies pour que je développe cette opération particulière qu’est l’imagination. J’entrepris de créer en tentant de cueillir le présent dans l’absent, en vivant au-dedans, en laissant infuser, puis en allant vers l’art comme on trouve une issue. J’ai appris de la sorte à générer des bulles qui éclatent souvent et s’envolent parfois, emportant en leur corps un monde aux couleurs épicées.

  Penser l’art est déjà en faire si la fréquence et l’intensité installent durablement son existence en nous. La biographie n’est rien sans la pensée qui en détache. Je suis devenue plasticienne quand j’ai compris que tout pouvait me servir à concevoir des images, mais que seul le partage leur donnerait la dimension de l’art. En évoquant une période de ma vie, je sacrifie au mythe du retour à la source et à celui d’une origine de l’art. Pourtant comprendre ce qui s’est passé n’est ni possible ni souhaitable. L’artiste émane sa coquille le plus souvent sans s’en apercevoir tant il conjugue, au point de les rendre indissociables, éthique et pratique en fixant lui-même les règles du jeu. Ses choix semblent alors se réaliser d’instinct car il dérobe à nos yeux la lenteur et la douleur de son cheminement. Si la capture est au bout, peu en importe le motif puisque c’est elle qui est donnée à voir. Ce n’est pas la vie qui donne des idées, mais la tension créée entre la vie et l’art.

  En art, l’idée est ce qui fait tenir au-delà de la seule apparence qui, comparable aux remous d’un fleuve, fascine, change, avant de retrouve une configuration déjà rencontrée, une figure connue et désormais vide. L’idée ancre une pratique dans un champ avec l’intention d’y tenir une place, d’y maintenir un cap. Ce n’est pas un « coup » résultant de la perception d’une opportunité conjoncturelle. L’idée est dans notre corps, au plus profond. Elle vient de loin et s’est construite sans bruit ou bien à grand fracas. Quand j’ai compris que la pensée accompagnait nos jours et habitait nos nuits, quand j’ai réussi à entendre cette voix qui dialoguait en moi sans être importunée par cette présence intime, j’ai su qu’elle ne pouvait se loger hors de l’art et que la peinture était la pensée de la pensée. 


 

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