Comment partager 100 mètres de peinture ?

Publié le par joellegonthier.over-blog.com

  

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Sylvie Couderc

et Samta Benyahia (premier plan)

à l'atelier un premier janvier

 

 

 Un premier novembre, Joëlle Gonthier déroulait patiemment sur le sol de son atelier, l’un après l’autre, les rouleaux matérialisant son projet 100 mètres de peinture.

Comment percevoir, ai-je pensé, une telle entreprise, dans toutes ses configurations, dans tous ses desseins ? Et surtout quelle type de présentation lui conviendrait dans un espace d’exposition ?

Car l’intérêt ne serait-il pas de l’exposer sans tout dévoiler ? J’imaginais alors ces rouleaux suspendus de façon à ce qu’une partie soit visible et l’autre non, reposant roulée au sol. Ou encore certains d’entre eux, roulés sur eux-mêmes et posés, peut être à la verticale, comme des colonnes de papier.

 

  Car cet ensemble de 100 mètres de peinture ne gagne pas, à mon sens, à être entièrement vu. Il se doit de conserver des zones d’ombre. Déjà, quel œil d’humain pourrait appréhender cette totalité de 100 mètres ? Comment percevoir à la fois ces constantes variations de motifs, de matières, de couleurs, ce vaste et complexe travail au cours duquel l’artiste modifie les tracés, les formes, les contours, les nuances ? 100 mètres de peinture qui se déroulent comme des flux et des reflux, c’est à dire à la fois des successions et des retours de rythmes, des reprises de factures.

 

  La manière originale adoptée par Joëlle Gonthier pour rendre compte de son projet, au moyen d’un DVD, est d’autant plus appropriée qu’elle me laisse toujours en attente d’une surface à l’autre, et bien sûr, d’un plan à l’autre. Dérouler devant la caméra ces 100 mètres est l’occasion d’offrir au spectateur un grand nombre de séquences qui produisent des arrêts sur image, des choix de cadrages. Mais c’est aussi à l’œil d’opérer la pause pour démultiplier, à l’infini, ces séquences conférant, de ce fait, une plus efficace performance à l’organe humain, qu’à la mécanique de la caméra. Ce primat du corps sur la machine a non seulement pour corrélat la désignation appuyée de la matérialité même de ces rouleaux dont on voit, à l’écran, les plis du papier et la fragilité, mais aussi la présence, tout autant marquée, du corps de l’artiste. Celle-ci, agissant comme manipulateur, les bras levés, me fait penser aux marionnettistes et autres illusionnistes mais également aux performers pour lesquels, le travail et l’action permettant de le montrer, sont indissociables. C’est dans cette relation entre la fabrication des rouleaux (car ici ne s’agit-il pas de 100 mètres de peinture, réalisés « sans mettre de peinture », l’artiste ayant utilisé des bâtons d’huile au lieu de pinceaux ?) et les manières d’imaginer leur exposition que l’artiste, sans doute, peut « éprouver, selon ses propres termes, la connaissance de la peinture », moins programmée, stratégique, prédéterminée qu’empirique et renouvelée perpétuellement, autant par ses errances que par ses découvertes. 

 

  L’une des questions esthétiques concernant la peinture est de distinguer deux voies: soit l’artiste use de la toile comme le support privilégié de ses affects et de ses perceptions personnelles, auquel cas il cherche davantage à transmettre une vision subjective que de s’occuper si le spectateur s’est reconnu dans son univers ; soit le spectateur est invité à décoder le tableau, une opération qu’il est en mesure de réaliser à condition que le peintre lui fournisse des signes reconnaissables, pour ainsi dire universels. Ainsi, de façon schématique, des mouvements picturaux tels que le Minimalisme à l’intérieur duquel le tableau acquiert un statut d’objet, ou le Pop art pour lequel il est avant tout une image, confirmeraient l’assertion fameuse de Marcel Duchamp, selon laquelle « ce sont les regardeurs qui font le tableau ».

  Je ne saurais affirmer que ces 100 mètres de peinture relèvent d’une catégorie ou de l’autre et ce serait une erreur que de trop hâtivement et trop strictement les interpréter en fonction de ces deux principales orientations. S’il s’agit, pour Joëlle Gonthier, de permettre au spectateur de se projeter dans sa peinture, c’est moins pour partager des émotions et des sentiments déjà ressentis par l’artiste que pour créer des sortes de zones de connections permettant au peintre et au regardeur, d’être au centre d’une même expérience. Je dirais alors de sa peinture qu’elle n’est pas narrative, qu’elle ne développe à priori, ni plaisir, ni déplaisir, ni violence, ni douceur, qu’elle n’est au service d’aucun registre expressif intentionnel, même si elle peut procurer à celui qui la regarde, à postériori, toute une gamme de perceptions et d’affects.

 

  Cette peinture qui ne m’invite pas à partager précisément des images, mais davantage des gestes dans une temporalité entre action et présentation, m’inspire le sentiment d’une succession de discontinuités ou bien d’une continuité faite de ruptures constantes. Je l’interprèterais comme principe d’énergie pure et de vie dont la force centrifuge serait la dimension de l’existence.

Sylvie Couderc

Publié dans Voix off

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